• No results found

De la prédation du loup au carnage de la Bête

Introduction

Les ravages causés par les loups ont, et cela depuis des siècles, ponctué la vie des habitants de l’Auvergne. Par exemple, les attaques localisées dans le massif du Livradois-Forez 131 ont par deux fois (1715-1718 et 1726-1730) 132 ensanglanté la région. Ainsi, vers 1715, un foyer d’attaques se concentre sur une zone de 200 kilomètres carrés d’une région très boisée où le loup sévit à des altitudes qui oscillent entre 1000 et 1100 mètres. Un jeune homme est alors « inopinément surpris et dévoré » 133 par le loup et le curé de Josas se plaint d’un animal responsable de « tant de désordres

» 134. Les désordres énoncés par l’ecclésiastique sont qualifiés de « continuels » 135 par Jean-Marc Moriceau à partir de 1723, spécialement autour du Puy-en-Velay 136. Débutant en Dauphiné en 1762, de nouvelles attaques mettent en scène une bête inconnue. L’animal incriminé inquiète du fait de son étrangeté et provoque l’étonnement des témoins. Deux ans plus tard, le Gévaudan est lui le théatre d’un véritable carnage. Au vu de l’inefficacité des mesures et des chasses les habitants et les autorités se perdent en conjectures.

I. Deux années avant le début du carnage, des attaques en Dauphiné

Dès 1762, une région du sud-est de la France semble être le théâtre d’attaques d’animaux d’un genre nouveau. En Dauphiné 137, l’abbé Raphaël, curé de Laval, atteste avoir inhumé deux personnes victimes d’un monstre. L’abbé déclare avoir vu une bête étrange. Datée du 8 septembre 1762, voici la description qu’il en donne: « (...) il est de la taille d’un très gros loup, couleur de café brûlé un peu clair, ayant une barre un peu noire sur le dos, le ventre d’un blanc sale, la tête fort grosse et moufline, une espèce de bourre qui forme une houppe sur la tête et à côté des oreilles,

131 Massif du Livradois-Forez : ce massif est formé par les chaînes de montagne qui séparent la « vallée de la Dore » de la « plaine du Forez ». Il culmine à 1 634 mètres d'altitude. (ALPHA, 1968)

132 MORICEAU Jean-Marc, Histoire du grand méchant loup, 3000 attaques en France, Op. cit., p 143

133 Ibidem

134 Ibidem

135 Ibidem

136 Le Puy-en-Velay est une commune située en Auvergne ainsi qu’une ville qui est la capitale du Velay , une région qui couvre aujourd'hui environ 60% de la superficie de la Haute-Loire. La ville se trouve à une altitude de 628 mètres (altitude de la mairie). Les températures enregistrées dans cette ville sont contrastées et peuvent être glaciales en hiver et caniculaires à la belle saison (records de -23 °C en hiver et de +38 8°C en été) ( Metéo climat Bzh, 2015).

137 Le Dauphiné est une entité géographique située dans le sud-est de la France. Pour une localisation géographique, se référer à l’annexe 13. (EXPILLY).

la queue couverte de poil comme celle d’un loup ordinaire mais plus longue et la portant retroussée au bout.»138

Une année plus tard, toujours en Dauphiné, on déplore une victime : « Le 25 octobre 1763, Anne Taquet, fille de Jean Brunat, revenait à la paroisse [de Laval] chargée du surplis, de l’étole, du fanal et de la sonnette; tout quoi avait servi au sieur Raphaël, curé, qui venait d’administrer son mari. [Elle] fut dévorée au soleil couchant par la bête féroce. Cette femme était âgée de 60 ans.(...)Deux jeunes enfants qui se cachèrent dans une grange peu éloignée furent témoins de son malheur. Ils dirent que l’animal avait saisi au col cette misérable femme, qu’il lui mangea d’abord le ventre, ensuite tous les membres, ensuite la tête dont on a trouvé les os quelque temps après dans les bois. » 139

II. 1764 - 1767, le carnage trois années durant

Entre 1764 et 1767, une bête qui va très vite être connue sous le nom de « la Bête » attaque femmes, hommes et enfants des deux sexes. Bien que les attaques soient le plus souvent localisées autour des bois et des pâturages, l’animal ne recule pas devant les zones habitées 140. La plus grande partie des attaques n’est pas mortelle (62,8 %) 141 mais les blessures sont graves et les décès relatifs aux suites de celles-ci sont chose commune (37.2 %). Au vu du nombre total des victimes décédées, on peut noter que les enfants sont les plus touchés, ceci dans une proportion de 69,3% . Ensuite viennent les femmes (54,8 %) et les hommes (24.8 %). La Bête attaque les jeunes garçons, les jeunes filles, les femmes adultes et enfin les hommes adultes avec par ordre décroissant respectivement une proportion de 31.4 %, 25.6 %, 22 %, 21.1 %. A l’époque, c’est l’extrême cruauté des attaques qui frappe les esprits. En effet, on dénombre 21 victimes décapitées 142 et celles dont les parties du corps sont en partie déchiquetées sont nombreuses.

De plus, il faut ici tenir compte des dégâts psychologiques causés par les méfaits de la Bête.

Bien que ce genre d’information soit difficile à obtenir, on peut tout de même noter qu’un témoignage y fait référence. A la vue de ce qu’il pense être la Bête « Pailleyre dit Bégou de

138 Archives départementales de l’Hérault cote 44/106, 2 Mi 116/106

139 Archives départementales de l’Hérault cote 44/106

140 L’épisode de la « femme jouve » confirme cette affirmation : « (…) Jeanne Jouve était devant sa maison avec ses trois enfants au Mas de la Vessière, non loin de Saint Alban, vers midi le 14 mars 1765. Soudain attirée par un bruit, elle s'aperçoit que sa fille de 9 ans vient d'être saisie par la bête qui est passée par-dessus la muraille (…) » (DE LAVIGNE, 2007 : 45)

141 Les calculs relatifs aux méfaits de la Bête du Gévaudan ont été effectués par Alain Bonet.

142 BONET, Alain (conversation téléphonique du 14.02.2016).

Pontajou » eut tellement peur qu’il ne « qu’il faillit ne pas en revenir » 143. Quant à l’étendue de la prédation, le croisement des sources nous renseigne. Etabli par Alain Bonnet, le tableau ci-dessous fait état de plus de 289 victimes des attaques de l’animal. Ces attaques forment, selon Jean-Marc Moriceau,144 la seconde vague la plus meurtrière recensée entre 1571 et 1870 la première étant celle qui prit place entre 1688 et 1697 lors de la guerre de la ligue d’Augsbourg 145.

Victimes des attaques de la Bête du Gévaudan sur trois années

A l'époque, Etienne Lafont 149, syndic du Gévaudan, travaille sans relâche à l’éradication de la Bête. Il tente tout d’abord de rassembler les bergers de la région. En effet, ces derniers connaissent le terrain et disposent de chiens. L’idée est ingénieuse mais se révèle être d’une efficacité relative.

Alors, il prend la décision d’autoriser le port d’armes pour les résidents du canton de Langogne qui participent aux traques. Le 8 octobre 1764 150, une grande battue est organisée. La stratégie est

143 BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.113.

144 MORICEAU Jean-Marc, Histoire du grand méchant loup, 3000 attaques en France, Op. cit., p.91.

145 La Guerre de la ligue d’Augsbourg oppose de 1688 à 1697 Louis XIV et l'Empire ottoman allié aux jacobites irlandais et écossais à la Ligue d'Augsbourg formée par l’alliance entre l'Anglo-Néerlandais Guillaume III, Léopold Ier (Saint-Empire romain germanique) et le roi Charles II d' Espagne. (ALPHA, 1968)

146 Par « sources Officielle » l’auteur de ce tableau fait référence aux autorités de l'époque : La couronne, les chasseurs officiels, les administrateurs régionaux, les curés, etc…

147 Par « sources non officielles » l’auteur renvoie à tous les "civils." Par exemple, les témoins non attachés aux autorités de l’époque ( les paysans, les travailleurs etc…)

148 Historiens : Pour les victimes, les historiens sont pratiquement réduits à Pourcher (Alain Bonet, Courriel du 23.02.2016).

149 Cumulant les tâches inhérentes à sa fonction de syndic du Gévaudan et celles qui incombent à la responsabilité de subdélégué de l’intendant du Languedoc, Etienne Lafont doit assurer « la bonne rentrée des impositions royales et la paix civile » MORICEAU Jean-Marc, l’homme contre le loup , Op cit. p.17.

150 MORICEAU Jean-Marc, l’homme contre le loup, Op. cit., p.21.

simple, il faut « encercler la zone boisée en se postant aux extrémités de l’enceinte de chasse » 151. On tire alors une bête qui par trois fois se relève 152. Dans une lettre à l’intendant du Languedoc, Saint-Priest, Laffont émet une hypothèse. Bien plus grande qu’un loup, avec un museau qui ressemble à celui du veau, ladite Bête pourrait être une hyène avec « des soies (poils) si longues »

153 qu’elles feraient « obstacle aux balles » 154.

Deux semaines plus tard, le vingt-deux octobre 1764, on retrouve les restes de Marguerite Malige, décapitée près du hameau de Grazière Mages. Cette fois-ci, la victime sera enterrée sans sa tête.155 Les circonstances de la mort de deux victimes (Marie Solinhac156 et Marguerite Malige) obligent les agents de la baronnie d’Apcher à appliquer la législation en vigueur. En effet, depuis 1736, il faut pouvoir déterminer les causes de la mort et en déduire si elle est d’origine criminelle.

Le fait qu’une enquête soit demandée est signifiant. En effet, les victimes sont des femmes et toutes deux sont décapitées. Alors, la Bête pourrait-elle être un homme ? C’est probablement pour infirmer cette éventualité ainsi que pour déterminer un mobile que des enquêteurs sont dépêchés sur les lieux. Après enquête,« toute présomption criminelle est écartée »157.

Conclusion

En cette fin de l’année 1764, le doute s’installe. L’écho des échecs des chasses et le caractère très spécial des crimes réaniment les croyances populaires. Des rumeurs circulent et les autorités ne semblent pas avoir le contrôle de la situation. Dès la fin du mois de novembre la presse s’empare de l’affaire et propose une narration alternative en intégrant à son récit des créatures imaginaires.

151 POURCHER, Op. cit., pp 25-30.

152 « (…) Le premier lui tira à environ 10 pas; elle tomba sur le coup, se releva sur-le-champ. Le second chasseur lui tira à la même distance dès qu'il la vit relever, elle retomba. (…) Elle se releva encore et rentra dans le bois (…). Elle reçut dans le bois un autre coup de fusil qui ne l'abattit pas comme les deux premiers.

Elle ressortit du bois. Un chasseur lui tira encore à environ cinquante pas; elle tomba de nouveau, se releva(...) »Extrait tiré d’une lettre écrite par Lafont le 30 octobre 1764. BONET, « Chronodoc », Loc cit., p.

43.

153 Archives départementales de l’Hérault, cote 43.

154 Ibidem

155 « Marguerite Malige, âgée d’environ dix-neuf ans, (…) est morte dévorée par une bête féroce, ainsi que la justice de la baronnie nous l’a envoyé, le vingt-deux octobre mille sept cent soixante quatre, et son corps le tronc de son corps séparé de la tête qui n’a pas été trouvée (…)» BONET, « Chronodoc », Loc cit., p. 36.

156 Le onze octobre 1764, soit trois jours après la chasse organisée le 8 octobre, on déplore une nouvelle victime. Marie Solinhac est dévorée. On retrouvera la tête séparée du corps dans le sud de l’Aubrac. Ce détail macabre est précisé sur l’acte de décès.« Marie Solinhac femme d’Henri Cayrel du lieu des Hermals laquelle dévorée par la bête féroce au prés dit la coste du Broulhet a été enterrée avec la teste du cadavre le 12 octobre de l’année 1764 en foy de ce [signature illisible]. »Document provenant d’un registre paroissial (peut-être Saint-Germain du Teil), obtenu par l’intermédiaire de Mr Dumas au cours d’une discussion liée à l’affaire de la Bête du Gévaudan ( 04.07.15).

157 MORICEAU Jean-Marc, La Bête du Gévaudan,Op. cit., p.27.

CHAPITRE IV