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La presse, un des véhicules du récit surnaturel

Introduction

La presse en général et le « Courrier d’Avignon » 158 en particulier, vont dans cette affaire, jouer un rôle important. Agrémentant la publication de lettres parfois anonymes de commentaires écrits dans un style particulier, 159 les journalistes vont faire de ce fait divers une histoire à rebondissement dont les épisodes passionneront les lecteurs. La réintégration dans l’histoire de détails en rapport au folklore populaire semble signifier que les médias ont, dans un but que l’on peut s’imaginer être financier, tenté d’attiser les peurs et les phantasmes. Malvenue, étrangère, la Bête du Gévaudan devient dans le discours médiatique, et cela dès 1764, une sorte de « surloup »

160 symbole de la sauvagerie et de la cruauté.

I. L’apparition du loup-garou

Reprenant une lettre anonyme datée du 30 novembre 1764 le Courrier d’Avignon participe à l’établissement d’un environnement anxiogène en publiant un texte où il est écrit que la Bête aurait « traversé la Truyère sur ses pattes de derrière » 161. Un mois plus tard, c’est une icône éditée par le libraire Deschamps, rue Saint-Jacques à Paris qui est distribuée par des colporteurs. La créature représentée est cauchemardesque et délimite maintenant l’interprétation au domaine du monstre. Cette Bête qui dévore le monde et qui peut maintenant se mouvoir sur ses pattes de derrière rattache le récit surnaturel au récit médiatique. Ce dernier cadre parfaitement avec le référentiel de la culture populaire et semble nous indiquer que nous sommes là en présence d’indices avérés de la présence du loup-garou.162 Résurgence des peurs ancestrales et des croyances locales, l’existence du loup-garou dans l’imaginaire des hommes et des femmes de cette époque est rapportée par Thomas Pennant, 163 naturaliste anglais du XVIIIè siècle. Au cours de ses voyages en Bourgogne

158 Le « Courrier d’Avignon » est un journal du sud de la France qui a propagé l’histoire de la bête du Gévaudan au dix-huitième siècle. (SMITH 2011 : 67)

159 Utilisation d’adjectifs choisis et de détails qui ajoutent encore au côté dramatique de cette histoire.

160 « Surloup » : Expression utilisée par Meurger pour qualifier un loup extraordinaire ceci dans : MEURGER Michel, 1990 Loc cit., p 193.

161 Lettre de Paris, reprise dans le Courrier d’Avignon du 30.10.1764

162 Animal mythologique qui est le résultat de la transformation partielle ou totale de l’homme en une créature maléfique, le loup-garou. (LECOUTEUX 2013).

163 Thomas Pennant, qui a parcouru la Bourgogne en 1765, rapporte que les paysans croient au loup-garou.

Cette affirmation est importante car ces voyages sont datés de 1765, année où sévit la Bête (SMITH, 2011)

(voyages effectués en 1765), il note qu’une grande partie des paysans croit que le loup-garou tue les enfants.

Illustration distribuée par des colporteurs et éditée à Paris 164

Cette illustration représente la Bête telle qu’elle est imaginée par la presse de l’époque.

Cette croyance aura d’ailleurs des conséquences. En bas Dauphiné, les soupçons s’orienteront vers les verriers qui seront soupçonnés de lycanthropie. La raison en est que la fusion du verre est obtenue grâce à de très hautes températures. L’accusation se concentre alors sur l’idée que les verreries pourraient utiliser de la graisse d’enfant pour alimenter les fours 165. La croyance en l’existence du loup-garou est donc répandue dans les campagnes françaises au XVIIIè siècle.

II. La presse réintègre une bête exotique dans un univers traditionnel

C’est à la fin du mois de novembre 1764 que le « Courrier d’Avignon » relie l’imaginaire gévaudanais 166 au récit journalistique et le récit journalistique à l’exotisme. En effet, le 30 novembre, le bihebdomadaire publie un article dans lequel la Bête est comparée à un singe par une américaine qui a élu domicile dans le Région : « Comme on a vu la Bête traverser la Truyère sur ses pattes de derrière, on dit que c’est un singe ; ce sentiment fut exprimé par une Américaine qui

164 « Figure de la Bête farouche ». Cette icône se trouve au « département des Estampes et de la Photographie » à la Bibliothèque Nationale de France. Cote : Hennin, 9189.

165 SMITH, Jay Op. cit., p. 20.

166 Le «Cougobre » est un serpent monstrueux. (DALLE, 1971 : 140)

a épousé quelqu’un de la région. Elle affirme que dans son pays il y a des singes qui correspondent à la description, et qu’ils sont tout à fait formidables. (…) Ce terrible quadrupède est comparable au célèbre serpent que Regulus dut combattre en Afrique » 167

On remarquera dans cet extrait l’habile évocation du serpent de Regulus par les journalistes de l’époque. Ainsi, et cela du fait de l’utilisation d’êtres extraordinaires dans le récit, le Cougobre

168 languedocien retrouve le « serpent de Regulus » 169. La Bête du Gévaudan est elle-même comparée au singe qui à son tour est associé à une créature combattue en Afrique.

Préméditée ou non, on devine de par l’évocation du continent africain et des dangers qui lui sont attachés le combat de la civilisation contre la sauvagerie 170 et de l’homme contre le monstre.

La Bête est bien une intruse, une étrangère, une malvenue.

Incarnation du mal dans le récit médiatique, notre animal est aussi victime de son espèce.

En effet, comme nous allons nous en rendre compte à la lecture du prochain chapitre, le loup n’est pas un animal fréquentable.

Conclusion

Fort de cette constatation il est alors plus aisé de comprendre pourquoi la presse de l’époque choisit une ligne éditoriale spécifique. En effet, le but des éditeurs étant certainement d’augmenter les tirages il eut été maladroit de ne pas saisir une pareille aubaine. Le loup, qui à travers l’histoire représente la férocité, a de ce fait été à l’origine de la création d’un imaginaire propre. Cet imaginaire, qui représente un lien entre les hommes, se devait d’être exploité par les journalistes. Il était la clef d’une cristallisation des angoisses autour d’une histoire et de ce fait pouvait mener à des profits substantiels

167 BONET Alain, « Chronodoc » Loc. cit., p 49

168 Serpent ou dragon, le/(a) «Cougobre» est une créature mythique régionale.( FERDIERE 2003 : 207).

169 Serpent que Régulus aurait combattu à Carthage (Tunisie) au cours de la première guerre punique. Cette guerre eut lieu entre 246 et 241 avant Jésus-Christ. (CROUZET, 1963)

170 François Moureau, professeur de littérature à la Sorbonne, donne des détails quant à la perception de l’Afrique en Europe du XVIè au XVIIIè siécle. Dans un séminaire dédié à la littérature des voyages, il s’exprime : « On évoque seulement la sauvagerie de leurs habitants et on ne va pas plus loin ».(MOUREAU, 2008 : Séminaire « L’Afrique des voyageurs : découverte, mythes, littérature »)

CHAPITRE V