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L’importance de la culture vernaculaire

Introduction

A la lecture des faits, on est en droit de se demander s’il existe bien un fauve en Gévaudan.

Un cheval sauvagement attaqué, des griffures sur les troncs d’arbres et cela à presque deux mètres de hauteur 251, des témoignages troublants, voilà quelques-uns des indices qui rappellent à une région une époque bien douloureuse. Cependant, il n’existe pas d’avis définitif sur la nature de l’animal et son existence n’est officiellement pas reconnue. Alors, comme pour combler le vide laissé par le discours officiel, la culture s’immisce dans l’histoire et donne naissance à un récit qui octroie aux croyances une valeur interprétative. Le cadre du récit est alors délimité par les us et coutumes du territoire. Ce processus, amplement décrit dans l’article 252 de Meurger, va se révéler dans le témoignage de Mr Boisserie. Il ne s’agit plus alors de nommer cette nouvelle Bête , il faut pouvoir lui donner une réalité, la localiser. C’est donc au cours de l’entretien non directif programmé avec le responsable de la forêt où la Bête du Gévaudan fut occise que la « réintégration de l’épisode dans un cadre traditionnel » 253 chère à Meurger va prendre forme.

I. Une arrivée mouvementée

Etant arrivé sur les lieux de mon entrevue, j’ai pris contact avec Mr Boisserie qui est sorti de sa maison, alerté par des aboiements. Le premier contact fut assez froid et je dois ici remercier l’amabilité et l’expérience de madame Boisserie pour la réussite de cette interview qui, en définitive, a été très instructive. En effet, et ceci à cause d’un manque d’information relative à la propriété de Mr Boisserie, j’ai été bien malgré moi signalé à mon hôte avant l’heure convenue.

Ainsi, Mr Boisserie, alerté par ses nombreux chiens est sorti sur le pas de sa porte, en plein repas.

D’après son attitude, j’ai tout de suite compris que j’avais dû venir en avance. La raison en est que, ne trouvant pas sa ferme sur mon GPS, j’étais parti plus tôt pour arriver à l’heure. J’avais donc pensé me garer à l’écart, puis me présenter à l’heure dite. Peine perdue, cela c’est révélé impossible car plusieurs chiens sont venus à ma rencontre. Mon hôte est donc venu me voir et m’a dit que nous devrions faire l’interview à l’extérieur. Cela fut impossible car le bruit causé par les chiens couvrait

251 Détail donné par Mr Boisserie en personne.

252 MEURGER Michel, « Les félins exotiques dans le légendaire français », Loc. cit.

253 MEURGER Michel, Loc. cit., p. 178.

nos voix. C’est donc après quelques minutes assez inconfortables, pour lui autant que pour moi, que Mr Boisserie m’invita à rentrer chez lui. J’arrivais donc au milieu du repas… Bien contre mon gré et m’en excuse encore.

Cette anecdote nous rappelle que la mise en confiance des parties est primordiale lors d’un entretien non directif. Il ne s’agit pas là seulement de venir chez quelqu’un pour réunir des informations à la manière d’une entrevue commerciale. Il faut essayer de comprendre son interlocuteur, d’encourager les réponses, de procéder avec tact et finesse.

II. La localisation d’un animal non officiel

J’ai été, je dois le dire, très bien reçu par monsieur et madame Boisserie, mais c’est après que l’épouse de l’intéressé m’eut proposé quelques biscuits et une tasse de café que Mr Boisserie s’est vraiment ouvert et m’a précisé qu’il avait déjà localisé l’animal 254. Interloqué, je lui ai donc demandé comment il y était arrivé. C’est alors qu’après avoir déplié un journal local, il me présenta une branche faite de « coudrier » 255. Cette branche avait la forme d’un « Y », c’était une baguette de sourcier. Initialement, ce genre d’objet est utilisé pour localiser les sources 256 mais son usage s’étend aussi à la localisation des animaux. Dans un souci d’exactitude, j’ai choisi de rapporter très précisément les faits 257.

III. Un nouveau récit, le savoir vernaculaire à l’épreuve du cadre de la modernité

Cet entretien nous renseigne sur plusieurs points. Premièrement, nous pouvons constater que la « nouvelle Bête » a pris une réalité. En effet, on ne parle ici plus d’un témoignage de quelqu’un qui l’aurait vue sur une route. Mr Boisserie a bien localisé ce puma, à quelques kilomètres de sa demeure. Le fait est donc établi pour lui, ce puma existe bien. Ensuite, il est important de noter que l’utilisation de la radiesthésie n’est pas chose nouvelle dans la région. Equipés d’un fil de cuivre, d’un pendule ou d’une branche en forme de « Y » ou de « L » les sourciers ont, et cela depuis

254 Nous parlons ici du puma.

255 « Coudrier » : nom anciennement donné au noisetier

256 La baguette de sourcier est un instrument de divination lié à une pratique appelée Radiesthésie. Au cours des siècles, la baguette de sourcier sera utilisée pour localiser les sources, les métaux ou pour questionner les dieux. Son utilisation sera prohibée au XVIè siècle car Luther considère que son utilisation n’est pas conforme à certains commandements. Plusieurs scientifiques et cela pendant des siècles, ont tenté de vérifier l’efficacité de la radiesthésie. Généralement les expériences montrent que les résultats obtenus ne sont pas supérieurs à ce qu’aurait produit le hasard. (SERVRANX, 2000)

257 Une retranscription d’une partie de l’entretien réalisé en juillet 2016 se trouve dans l’annexe 17 de cette étude.

des siècles 258, arpenté l’Auvergne à la recherche des sources, des animaux ou des objets perdus.

Enfin, l’explication donnée par Mr Boisserie en regard du fonctionnement de la baguette est très intéressante. Comme il le dit lui-même, il pose une question et c’est la baguette qui répond. Il s’établirait donc, et je me fonde ici sur les propos de Mr Boisserie pour me risquer à une pareille analyse, une communication entre le sourcier et sa baguette. Le fonctionnement de ce procédé, et je me réfère ici toujours aux propos de Mr Boisserie, serait rendu possible par un processus « mental

»259 qui inclut l’utilisation de champs énergétiques 260. Communément appelée radiesthésie, cette méthode, bien qu’elle soit différente de par les modalités attachées à sa pratique, fait partie d’une tradition qui inclut les guérisseurs tels que les « rebouteux » 261 ou les « coupeurs de feu » 262. Communs en Auvergne 263, ces usages lient leurs auteurs à la pratique de savoirs vernaculaires.

Fort de ces éléments, il semble ici possible de pouvoir affirmer que nous sommes en présence de l’élaboration d’une nouvelle croyance 264. Les éléments qui ont mené à l’élaboration de ce nouveau félin exotique en Gévaudan sont identifiés. Ils sont au nombre de deux : La présence de « signes anomaliques » 265 qui mène à une incertitude interprétative généralisée ( presse, experts etc…) quant à l’identité de l’animal et la pratique d’un art divinatoire vernaculaire qui réintégre

« l’épisode dans le cadre traditionnel» 266 . La culture 267 du lieu est donc bien, comme l’affirme Meurger partie intégrante du processus.

258 L’utilisation de la radiesthésie est très ancienne. On sait aujourd’hui que cette technique remonte à l’antiquité (DARCHEVILLE, 2013).

259 Processus « mental » : adjectif donné par Mr Boisserie au cours de notre entretien.

260 Cette explication m’a été donnée par Mr Boisserie dans la suite de l’entretien. Il m’a précisé que la radiesthésie se fondait sur l’utilisation des « champs Hartmann », qui sont, toujours selon lui, provoqués par le champ magnétique terrestre.

261 Un « rebouteux » est une personne qui guérit ou qui prétend le faire, ceci de manière empirique. (Le petit Robert, 2009)

262 Le « coupeur de feu » est censé soulager les victimes de brûlures. Tout comme les « rebouteux », ceux-ci ne disposent très généralement pas de diplôme dédié à l’exerceux-cice de la médeceux-cine (Il n’existe pas de définition de « coupeur de feu ». Je suis donc à l’origine du texte ci-dessus)

263 Les radiesthésistes font partie de la culture de la région mais ils ne sont pas les seuls. En effet, c’est dans un article de l’express.fr daté du 25.07.2015 qu’il est écrit que différentes pratiques sont acceptées, même dans les hôpitaux régionaux. Les « coupeurs de feu » ou femmes et hommes « aux mains d’or », sont aussi contactés par les casernes ceci pour soulager les brûlés. Les « rebouteux » sont consultés pour des problèmes de mal de dos, de préparation aux traitements anticancéreux, etc…. Pour Jean-Pierre Fontana, romancier auvergnat, « On les consulte avant d'aller chez le médecin. Il n'y a pas de paiement.

C'est par excellence le culte du don de soi et de la gratuité ». (Article référencé en bibliographie)

264 Mon propos n’est pas ici d’affirmer ou d’infirmer l’existence d’un puma en Gevaudan. Mon analyse porte exclusivement sur le processus attaché à l’élaboration de la croyance en cet animal.

265MEURGER Michel, Loc. cit., p 177.

Signes anomaliques : Griffures sur les arbres, cris enregistrés, attaques d’un animal de grande taille qui est sauvagement mutilé, empreintes exotiques observées dans les forêts, enregistrements sonores qui pourraient faire penser que nous avons là affaire à un puma etc.… La présence de signes anomaliques dans l’élaboration des croyances est évoquée dans l’article de M.Meurger

266 MEURGER Michel, Loc. cit., p 178.

267 Par cette remarque, j’entends souligner que les traditions, les coutumes régionales et bien sûr la réalité paradigmatique du siècle dans lequel se déroule le processus, sont liées à l’élaboration de la croyance.

L’importance de la culture du lieu et des personnes qui sont liées à la formation de la croyance est aussi soulignée par Meurger, ceci dans l’article cité précédemment.

Conclusion de la deuxième partie de ce mémoire

Au cours de la deuxième partie de cette étude, nous avons été les témoins de la création d’un nouvel objet de la croyance 268. La culture régionale, la présence de « signes anomaliques » 269, l’arrivée de la presse qui peut alors décrire les « caractères d’un événement » 270 ainsi que d’autres éléments présents dans la théorie de Meurger se retrouvent tout au long d’un processus qui semble être très approchant de celui qui a vu la construction de l’objet de la Bête du Gévaudan. Cependant, la réalité paradigmatique de l’Ancien régime n’ayant rien à voir avec celle de la société actuelle, la conséquence en est que la teneur du récit attaché la nouvelle Bête est différente. Ainsi, bien qu’elle soit elle aussi sujette aux conjectures quant à sa nature véritable, bien qu’elle ne laisse dans son sillage que quelques griffures et des blessures sur un cheval, la nouvelle Bête n’est pas un animal extraordinaire. Qu’elle soit un puma, un puma imaginaire ou tout autre chose, son identification ne verse ni dans la mythologie ni dans la religion. Elle n’est en sorte que ce qu’elle est supposée être : un animal. La croyance est donc là circonscrite au domaine de l’existence ou de la non-existence d’une bête en bonne et due forme.

Revenons maintenant au XVIIIè siècle et intéressons-nous au cadre dans lequel se construisent les croyances liées à la Bête du Gévaudan. Issus de cadres sociétaux distincts, la noblesse et le Tiers-Etat devraient, du fait de la dichotomie culturelle qui les caractérise, être à l’origine de deux réflexions différenciées. Dans la prochaine partie de ce mémoire nous verrons si l’évolution asymétrique des idées qui définit le Tiers-Etat et la Noblesse au XVIIIè siècle induit l’apparition de croyances spécifiques et si ces dernières sont le fruit du cadre référentiel dont elles procèdent.

268 Il n’est pas ici mon propos de tirer des conclusions sur l’existence ou la non-existence d’un puma en Gévaudan. Animal imaginaire ou non le puma dont il est question a été selon moi, l’objet d’un processus qui a mené à l’élaboration d’une croyance.

269 MEURGER Michel, Loc. cit., p 177.

270 MEURGER Michel, Loc. cit., p 178.

PARTIE III