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3.1. grec λίθος [líthos]

Puisque le grec λίθος est sans famille dans sa propre langue, le cas du couple lapis // λέπω nous incite à aller voir du côté du latin. On y tombe d’emblée sur un mot qui s’en rap-proche fort, du moins dans la forme : lītus, -oris rivage de la mer, côte, littoral. Et c’est sans grande surprise qu’on lit à son propos dans le DELL : « Aucun rappochement sûr ».

Et pourtant, rappelons ces paires que nous avons trouvées pour l’arabe : ǧurf, ǧuruf berge, bord rongé par l’eau

ǧarafa enlever, emporter tout, en balayant, d'un coup de balai ou de pelle ḫarīṣ bord d’un fleuve

ḫarīṣ fer de lance

ǧudd, ǧiddaẗ, ǧuddaẗ bord, rivage d’un fleuve ; littoral ǧadda couper, retrancher, tailler

ṣawḥ berge, bord d’une rivière, bord élevé comme un mur ṣāḥa fendre

À quoi nous pouvons ajouter le tigré gərgər rocher, falaise et au moins une racine arabe associant clairement la pierre au bord :

ṣibr ou ṣubr marge, bord // ṣubr ou ṣubur ou ṣabbāraẗ terrain couvert de petits caillous – ṣabar glace, eau gelée – ṣibāraẗ ou ṣabāraẗ pierres ; éclat, morceau de rocher ou de fer – ṣubraẗ pierres dures – ṣabīr colline rocailleuse

À l’évidence, l’arabe perçoit la rive comme une coupure. Tel le vent frappant les pics des sommets, l’eau des oueds et des océans, repue d’une terre friable promptement engloutie et dissoute, se heurte à la roche des rives ou des rivages, la longe, la ronge et lentement la façonne. Le lexique arabe apporte la preuve qu’il y a bel et bien un lien sémantique fort entre les mots qui désignent la pierre et les signifiants de la rive, entre les noms de la dune ou de la digue et ceux du littoral. Et donc, très probablement, en indo-européen aussi, entre le grec λίθος et le latin lītus.

Reste à savoir d’où viendrait le couple λίθος // lītus. Certainement d’un mot unique, seul ou rare vestige d’une langue méditerranéenne depuis longtemps disparue, à moins qu’il ne soit issu de la branche celtique d’une racine indo-européenne en *pl- comme *plē- déchirer ou *pel- peau, peler dont le thème *pel-(i)-s- rocher—au vu de ce que nous sa-vons maintenant—n’est probablement qu’une extension. Notons avec prudence que l’hypothèse celtique pourrait convenir pour les mots germaniques désignant le plomb, tels l’anglais lead, également d’origine incertaine. En glosant πέλλα [pélla] par λίθος, Hésy-chios nous donnait peut-être sans s’en douter la clef de leur commune origine.

Notons que l’ordre *pl- de ces racines est exactement l’inverse de celui que nous avons retenu plus haut comme étant à la source de lapis et des ses apparentés grecs et latins.

Comme nous l’avons constaté à plusieurs reprises en d’autres occasions, on voit une fois de plus que le non ordonnancement des consonnes radicales n’est pas propre au domaine sé-mitique.

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3.2. grec πέτρᾱ [pétrā]

Le cas de πέτρᾱ est plus problématique. Ce mot est non seulement sans famille grecque mais on ne voit pas quel mot latin pourrait lui être apparenté.25 Watkins le pense dérivé de la racine *per- 2 conduire, passer par-dessus via une forme suffixée *per-trā- mais le lien sémantique proposé par cet auteur est forcé et peu convaincant.26

Dans ces cas-là, notre réaction habituelle est de nous tourner vers le sémitique, ne se-rait-ce que pour vérifier s’il n’y aurait pas quelque possibilité de rapprochement possible, qu’il soit savant ou naïf. Notons que nous avons en cette matière et sur le même thème d’éminents modèles :

– Chantraine opte pour une origine sémitique du grec βιζακίων [bizakíōn] petits cailloux dont l’étymon pourrait être l’araméen bizqā27 débris, petite pierre ;

– Michel Masson28 propose de rapprocher le grec χάλιξ [kháliks] caillou, gravier et ses variantes κάχληξ [kákhlēks], κόχλαξ [kókhlaks] petit caillou dans une rivière de l’hébreu ḥalluq caillou dans une rivière.

Nous voilà doublement encouragé à proposer une origine sémitique du mot grec πέτρᾱ.

Nous allons dire sur quoi nous fondons cette hypothèse.

1. Phonétiquement, nous savons par d’autres cas d’emprunts similaires,

– qu’un π- initial correspond généralement à un p- en akkadien et à un f- en arabe ; – qu’en deuxième position, une dentale ou une interdentale peut alterner avec une

sifflante ;

– que cette deuxième radicale peut être sourde, sonore ou emphatique.

2. Sémantiquement, nous savons maintenant qu’un nom sémitique de la pierre a de fortes chances de relever d’une racine dont le sens premier est porter un coup.

À la fin de la sous-partie 2.6., nous avions relevé une paire correspondant aux critères que nous venons de poser :

faḍḍaẗ terrain rocailleux, élevé // faḍḍa casser, rompre, briser En poursuivant notre cueillette, nous en avons glané d’autres : fatta écraser, broyer qqch entre ses doigts ; fendre (les pierres)

fadara – II. se casser, être brisé, cassé en petits et grands morceaux – fādiraẗ rocher détaché au haut d’une montagne

fadfad sol uni et dur // fadfada courir en se sauvant devant l’ennemi fusayfisāʾ coquillage ; mosaïque // fasfas sabre émoussé (sabre)

√fṣl – mafṣil monceau oblong de sable ; tas de silex // faṣala séparer

25 À moins d’être très audacieux et de reconnaître dans πέτρ- mais dans un ordre différent les mêmes consonnes que celles du radical latin rupt- de certaines formes dérivées du verbe rumpo...

26 “With possible earlier meaning bed-rock (< what one comes through to)”.

27 Notons au passage que ce mot présente toutes les qualités requises pour être intégré à ce que nous appellerons plus loin la famille élargie de πέτρᾱ : il a une labiale à l’initiale suivie d’une sifflante et est dérivé d’un verbe bezaq qui a le sens de briser, broyer.

28 MASSON 2013a: 217-218.

Page | 401 faṣan/faṣà pépin de raisin sec // faṣà détacher, séparer

faṣīṣ noyau // faṣṣa séparer, disjoindre faṣīṭ pelures de dattes, rognures d’ongles

Voilà donc un ensemble non négligeable de neuf racines—dont six non ambigües—où il est question à la fois de pierres (ou d’objets assimilés à des pierres) et de coupures. Ces racines ne sont pas construites sur le même étymon mais leurs étymons relèvent tous de la matrice phonique nº 1 {[labial],[coronal]} porter un coup ou des coups.

En poussant la recherche, on trouve encore cinq racines non ambigües mais orphelines de l’élément pierre :

faṯṯa – VII. être cassé, brisé

faḏḏa être tout seul, isolé, séparé des autres fazza faire défection et se séparer de qqn

fazfaza donner la chasse à quelqu’un et l’éloigner faṭā donner une chasse vigoureuse à un animal

... et une trentaine de racines ambigües, elles aussi orphelines de l’élément pierre : fataʾa casser

fataḥa ouvrir – IV. trancher (dans une dispute)

faduma être raboteux, avoir la surface couverte d’aspérités

faḏaḥa – V. écarter les jambes

fazara rosser, donner des coups de bâton sur le dos ; déchirer un habit

fazaʿa – II et IV. effrayer

fasaʾa déchirer, lacérer ; donner à quel-

qu’un des coups de bâton sur le dos fasaǧa – II. écarter les cuisses

fasaḥa élargir

fasaḫa disjoindre, séparer

fasaqa sortir de son enveloppe (datte mûre) faṣaḫa démettre un membre du corps faṣada ouvrir une veine

faṣaʿa presser une datte verte pour la faire sortir de son enveloppe

faṣama casser, déchirer qqch

faḍaḫa casser (un morceau de bois );

crever un œil

faḍaġa casser (un morceau de bois ) faṭaʾa frapper qqn sur le dos faṭaḥa frapper qqn avec un bâton faṭaḏa éloigner qqn

faṭara fendre, pourfendre, couper en deux faṭama sevrer un enfant ; couper en faisant une incision

Ces racines, on le voit, ne nous offrent pas de dérivé “pierreux” mais il serait bien étonnant, au moins pour certaines d’entre elles, qu’un tel vocable n’apparaisse pas dans une forme dialectale ou dans une autre langue sémitique. Notons déjà les racines fadara, faṭara et fatraṣa ; dans notre recherche d’éventuels cognats sémitiques du grec πέτρᾱ, ce sont de bons candidats.

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Venons-en à l’akkadien. Nos glanures y sont moins nombreuses mais on trouve tout de même :

pasāsu effacer, oblitérer ; détruire, aplatir, raser paṣādu trancher, couper, tailler, entailler

patāḫu percer (mur, four, partie du corps), crever, piquer, ouvrir, forer, sonder ; (bétail) poignarder, enfoncer un couteau, frapper (et tuer) avec un couteau

patarru massue, masse d'arme en cuivre ou en bronze patru épée, dague ; couteau de boucher, de tanneur, ...

pattu frontière

patû défaire ; (orge) enlever la balle, décortiquer, enlever les écales ; percer

paṭāru détacher, défaire ; quitter (un lieu) ; découvrir (une partie du corps) ; disperser (des troupes) ; rompre (un contrat) ; dissiper ; annuler, interrompre ; dételer ; séparer, découper ; écarter, enlever, disperser ; démonter, desserrer, défaire

pāṭu frontière, limite

Nous n’avons pas de commentaires à faire ici autres que ceux que nous avons déjà faits pour l’arabe. Comme bons candidats à une éventuelle et plus proche parenté avec πέτρᾱ, notons les noms patarru et patru, et le verbe paṭāru, qui est d’ailleurs de la même racine sémitique que l’arabe faṭara.

Pour tenter de convaincre les plus sceptiques, nous pourrions aligner des listes simi-laires avec la labiale b- à l’initiale au lieu du f-. En arabe comme en akkadien, pour cer-taines des racines ci-dessus, il existe en effet des variantes en b-C2-C3. Nous nous conten-terons, pour donner un peu plus de corps à ce que nous pensons être la famille nucléaire de πέτρᾱ, de signaler quelques racines sémitiques en b-C2-r où C2 est une dentale ou une interdentale. Notre référence sera le fascicule 2 du Dictionnaire des racines sémitiques : BDR (p. 46)

“Pour Dillmann, le sens premier est couper”. On y retrouve incidemment la lune, mais ici sous la forme badr. Cf. qamar, 2.7., note de bas de page.

BƉR (p. 47)

baḏara disperser, disséminer BṬR (p. 61)

baṭara fendre, ouvrir une plaie, percer un ulcère, etc.

al-Baṭrāʾ (nom de la ville de) Pétra

On est en droit de se demander si ce toponyme est bien un emprunt au grec, comme le veut la tradition, ou un simple dérivé de √bṭr.